Kommissaer Mortarion

- Mais tu brûles ! Prends garde, esprit ! Parmi les hommes,
Pour nous guider, ingrats ténébreux que nous sommes,
Ta flamme te dévore, et l'on peut mesurer
Combien de temps tu vas sur la terre durer.
La vie en notre nuit n'est pas inépuisable.
Quand nos mains plusieurs fois ont retourné le sable
Et remonté l'horloge, et que devant nos yeux
L'ombre et l'aurore ont pris possession des cieux
Tour à tour, et pendant un certain nombre d'heures,
Il faut finir. Prends garde, il faudra que tu meures.
Tu vas t'user trop vite et brûler nuit et jour !
Tu nous verses la paix, la clémence, l'amour,
La justice, le droit, la vérité sacrée,
Mais ta substance meurt pendant que ton feu crée.
Ne te consume pas ! Ami, songe au tombeau ! -
Calme, il répond : - je fais mon devoir de flambeau.

Victor Hugo

" La parole est au prévenu. Veuillez vous lever. Je tiens à vous rappeler que dans vos obligations envers la Fondation, figure la coopération la plus complète et une sincérité exemplaire lors de toute enquête interne. Article 7 du contrat de base passé pour les employés de catégorie 1 à 5. Confirmez vous, ou dois-je relire la clause concernée ?
- Je le confirme, madame la juge.
- Bien. Vous certifiez avoir également connaissance des peines encourues pour la violation de l'article 7 ?
- Trahison envers la Fondation, madame la juge. Exécution ou rétrogradation en personnel de classe Delta.
- Parfait. Nous écoutons votre témoignage. Soyez clair, articulé et précis.
- J'étais assis à la cafétéria du Site Aleph… Il était à peu près midi vingt quand il est entré…"

La double porte est repoussée en un claquement bref. Par l'ouverture s'engouffre à la volée un Kommissaer, suivi d'une dizaine de gardes armés. Une partie de l'assemblée dirige son regard vers les nouveaux arrivants. Un spectacle courant qu'une patrouille, mais une rareté que tant de nouvelles têtes. Les hommes en noirs ne sont pas si familiers au second coup d’œil des observateurs retournés sur leur siège, dont le nombre ne cesse de croître alors que le silence se fait tout aussi progressivement. Le détail inhabituel, le simple détail que certains saisissent, est le symbole sur leur veste balistique. Un bouclier plein à la place du bouclier blanc des agents de la sécurité. Une subtilité qui n'échappe pas au chef de ladite garde en place, l'Agent Neremsa, qui se tient debout au milieu de la pièce, un sourire au lèvres. Le Département de Sécurité Interne. Un détachement complet. Un honneur rare.

"Mortarion ! Vous vous déplacez en personne, maintenant ? Les caméras ne fonctionnent plus ?"
Se penchant sur le côté, il passa un regard sur les hommes déployés derrière le Kommissaer alors que les siens se levaient eux mêmes pour le rejoindre, le ricanement retenu.
"A moins que vous ne teniez à présenter vos amis aux miens, bien entendu. Je reconnais là votre courtoisie, Dragan."

Alors que les deux meutes se faisaient face dans la plus mielleuse et protocolaire des cordialités, des hommes en blouses se hâtaient, ça et là, de vider leur plateau pour retourner à des travaux soudainement d'un intérêt irrésistible. D'autres cependant, marquait plutôt une tendance aux paris et aux murmures. Il fallait bien plus qu'une équipe de fanatiques pour faire peur à leur chef de la garde. Et le sourire de Neremsa leur donnait raison.

"Je ne doute pas que vous connaissiez déjà mes amis, Vandrake. Votre assiduité à surveiller les effectifs des gardes du Site n'ont pas pu laisser passer un léger renforcement de ce genre."
L'imitation d'un ton courtois était bien moins poussé chez le Kommissaer, se posant plutôt entre le timbre du chien qui vous aboie au cul et celui du vendeur de voiture qui vous enfonce ses promotions dans la gorge. Mais tout d'eux laissaient autant apparaître leur mépris, et là était le principal.

"Exactement, Dragan. La même assiduité qui me fait différencier un chercheur qui mange d'un agent qui attend un signal. Allons… Nous sommes entre professionnels, non?"
Dispersés dans la pièce, quelques uns des hommes en blouses tournèrent la tête vers le Kommissaer, en l'attente d'ordre concernant leur couverture grillée. Celui ci se contenta d'un grognement résonnant dans son masque, et d'un signe de tête bref. Aussitôt, une demi-douzaine se levèrent de devant leur plateau, pour se tourner vers la bande de garde qui les regardait d'un sourire unanimement narquois. Des lunettes inutiles se rangèrent, de faux badges se détachèrent, et des blouses s'ouvrèrent sur des gilets balistiques et des holsters d'épaule.

"- Objection !
- Accordée.
- Que faisait le prévenu dans cette cafétéria ? Le Code de procédure de confinement dispose dans son article 37 que lors de l'instauration d'un confinement nouveau pour un SCP dont la récupération serait récente, tous les membres de l'équipe de confinement se doivent d'être en service les douze heures suivantes sur les vérifications de la validité des procédures.
- Je.. Oui. Vous savez, douze heures… Tout se passait plutôt bien depuis déjà huit heures et-
- Il est explicitement prévu que toute pause est par conséquent interdite et que les repas se prendront sur place. Confirmez vous ?
- Personne ne fait vraiment… Douze heures, vous savez… On deviendrait inefficace, ce serait-
- Confirmez vous avoir connaissance de cette règle ?
- …Oui.
- Il est rappelé au procureur que l'ambiance laxiste du Site Aleph a déjà poussé à l'envoi d'un kommissaer sur place, mais le grief est justifié et noté. Veuillez poursuivre.
- Bien sûr, je…oui. C'est là que l'agent Neremsa a repris la parole, pour lui dire que s'il souhaitait…."

" … m'organiser une fête surprise, vous ratez mon anniversaire de deux mois. Et mes amis sont déjà là. Pourquoi ce soudain besoin de nouvelles têtes, on ne vous suffit plus? "
Le garde envoya un coup de menton vers ses hommes, qui s'étaient maintenant tous déployés derrière lui.
" Si nous sommes entre professionnels, je suppose que vous ferez passer les intérêts de la Fondation avant les autres et que vous allez tous déposer vos armes de services devant vous pour nous suivre dans la joie et la bonne humeur qui vous est caractéristique, Vandrake. "
Le silence était pesant. Alors que les derniers chercheurs présents sur les lieux se réjouissaient d'avoir postulé pour un poste à blouse comportant moins de testostérone et d'armes automatiques, les portes battantes claquaient alors que des employés de tout uniforme entraient dans le silence pour vérifier ce que colportaient des rumeurs déjà répandues.
" Si vous êtes aussi intelligent que vous affectez de l'être, Dragan, vous comprendrez que je refuse de laisser un Site sans surveillance, même pour soulager vos ulcères. "
Le public tournait son regard dans le plus lent des matchs de tennis.
Des yeux s'agrandissaient, des souffles se retenaient, mais l'idée d'un crowd surfing de Neremsa était encore bien loin de l'ambiance de la cafétéria, autant pour des raisons pratiques que parce qu'absolument tous les gardes avaient posé leur paumes sur la crosse de leur arme.

"Je comprend, bien entendu. Le balafré a fait le même bruit lorsqu'on l'a relevé de ses fonctions."
Il était impossible de dire si le regard du belge s'était durci ou si son optique brillait plus intensément, mais les employés qui se tenait loin derrière Mortarion se décalèrent doucement vers les côtés. Après tout, il suffit d'une balle perdue, et en cas d'orage, personne ne se colle à un paratonnerre.
" Vous savez ce qui est le plus amusant ? Vous aviez tort. Ce n'est pas la plus grosse partie des deux qui fait repousser ce qui lui manque. Mais ce que vous ne pouviez pas deviner, c'est que c'est celle avec le plus de matière cérébrale qui rampe vers le reste. Mais rassurez vous, une fois coulé dans le béton, la différence est futile."
Le mouvement est leste, répété, mécanique pour chaque garde. Bien qu'une photo finish soit nécessaire pour la postérité, il semblait que Neremsa fut le premier à dégainer.

Les deux groupes se fixaient, au dessus de la mire de leurs armes. Impossible de savoir ensuite ce qui se passa. Impossible de savoir ce qui est arrivé en premier, ce qui est une conséquence de quoi. Les employés se ruant sur les sorties, les coups de feu, les hurlements. Peut être que le hurlement a provoqué un coup de feu qui a fait fuir tout le monde. Peut être que le hurlement a provoqué la fuite, et la panique, la fusillade. Peut être que le coup de feu était au départ de tout.

"- Objection !
- Accordée.
- Le prévenu essaye t'il de nous faire croire qu'un garde du niveau et de l'expérience de Neremsa Vandrake ou qu'un kommissaer assermenté aurait pu perde le contrôle dans une situation de stress, ou "simplement" qu'un garde du niveau et de l'expérience de Neremsa Vandrake a tenté d'assassiner un kommissaer assermenté ?
- Ou l'inverse. Je suis désolé. J'aimerais vous dire quoi que ce soit de sensé, mais ça ne l'était pas. J'ai juste vu, en me retournant… il y avait du sang partout, des scientifiques étaient touchés, des gardes aussi. Des deux côtés."

"- Kommissaer, appuyez sur la plaie !
- FERME TA GUEULE ET TIRE BON DIEU !"
De son bras valide, Mortarion poussa l'agent du DSI au milieu du champ de tir, où il ne fit pas long feu. Un calcul facile pour un kommissaer, dès lors qu'avant de mourir il avait abattu deux ennemis de la Fondation. Un hurlement s'échappa de son masque alors qu'il tentait de maintenir son bras.
Une plaie? Quelle plaie? Son poignet gauche n'était plus qu'une pulpe sanglante, qu'il enveloppa dans une serviette qui traînait, avant de recharger Traque-doute, opération laborieuse avec une seule main.
Foutu connard de terminator. Il l'avait touché. En pleine tête. Pas du bon côté.

"- Je ne comprends pas. Qui a tiré sur qui?
- Tout le monde, sur tout le monde. C'était une boucherie. J'ai vu l'agent Neremsa voler en arrière la tête la première, mais il n'y avait pas une seule projection de sang. Je pense que c'est la plaque métallique de son crâne qui a pris, et du bon angle. Un coup de chance que le bras du kommissaer n'a pas eu.
- Poursuivez. La suite de la fusillade.
- Madame la juge, je…. je l'ignore. J'avais enfin atteint la porte, et je croyais, sous les hurlements de l'alarme et courant dans les couloirs, que j'avais vu le pire. J'avais tort."

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